Stress, émotions… Les petits secrets des skippers
La vie à bord n’est jamais un long fleuve tranquille. Il faut faire face aux aléas de la météo, tempérer son stress et savoir gérer son niveau de fatigue…
Olivier Heer (Olivier Heer Ocean Racing), Isabelle Joschke (MACSF), Nicolas d’Estay (CAFÉ JOYEUX), François Guiffant (PARTAGE), Timothé Pollet (ZEISS) et Jérémie Beyou (CHARAL) ont pris le temps d’évoquer leur façon de vivre à bord, de gérer les moments durs comme les instants plus calmes. Illustration.
Ton dernier coup de stress en mer ?
François Guiffant : « Quand j’ai cru que j’avais perdu le J2 sur la Route du Rhum. L’étai a cassé, la voile est tombée dans l’eau et j’ai cru que j’allais perdre le mât… »
Isabelle Joschke : « C’était la dernière nuit sur Retour à la Base. J’ai eu du vent hyper fort. Le bateau est parti au lof et j’ai déchiré mon gennaker ! »
Jérémie Beyou : « Je crois que c’était lors de ma dernière navigation. On avait 36 à 37 nœuds de vent, au portant, dans une mer démontée… Je ne savais plus trop quoi faire pour arrêter le bateau ! Ça fait partie des petits stress qu’on peut ressentir en mer ! »
Olivier Heer : « Sans aucun doute pendant la Transat Jacques Vabre, quand j’ai entendu un gros bang et que j’ai vu qu’il y avait un problème avec le gréément. Je suis sorti sur le pont et j’ai réalisé que le J2 volait au-dessus du mât. J’ai su tout de suite que la course était terminée. On s’est retrouvés dans une situation dans laquelle le bateau n’était pas sûr. J’ai réveillé mon co-skipper et on a travaillé dur pendant des heures pour s’assurer de ne pas perdre le mât. Dans ces moments-là, tu ne peux t’empêcher de penser que tu as laissé tout le monde tomber : les sponsors, le team, ma famille après avoir tous travailler si dur pour que le bateau soit en parfait état avant la course. C’était très stressant.»
Nicolas d’Estay : « Pendant la Normandy Channel Race 2023. Le dernier jour, alors que nous étions au près en Manche, l’étai principal du bateau a lâché. Fort heureusement, nous avions une deuxième voile à poste qui a retenu le mât vers l’avant. Il a quand même fallu sécuriser le mât alors que la mer était très forte et courte et que le vent soufflait très fort (environ 30 nœuds). Les conséquences auraient pu être dramatiques mais nous nous en sommes finalement bien sortis. Je me souviens en particulier d’un moment où j’étais à l’avant en train de décrocher le câble qui avait lâché pour rentrer la voile à l’intérieur du bateau. Ce dernier partait dans des surfs incontrôlés à plus de 15 nœuds (nous avions mis le bateau au portant pour sécuriser le mât) et je me sentais très fragile et très exposé sur la plage avant ! Heureusement, nous étions en double avec mon co-skipper Léo Debiesse. »
Timothé Polet : « C’était pendant les jours de mer sur ma qualification pour The Transat CIC. Je suis parti pour cinq jours de navigation dans du vent fort et des vagues au près. J’ai viré de bord avant la tempête Pierrick et j’ai touché le début de la tempête. C’était intense mais formateur. »
La dernière fois que tu as été ému sur une course et pourquoi ?
François Guiffant : « Sur Retour à La Base, dans le golfe de Gascogne, parce qu’il y avait 4-5 mètres de creux, que j’étais à 20 nœuds juste avec le tourmentin et trois ris dans la grand-voile, et qu’il y avait des dauphins qui sautaient partout, qui faisaient des bonds énormes dans les vagues à côté…et qu’on rentrait à la maison… ».
Isabelle Joschke : « Sur le Retour à la Base là aussi. C’était à l’arrivée, quand j’ai compris que je terminais 9e. Pourtant, je n’avais eu que cinq jours de préparation avant de partir. C’était un peu « à l’arrache » mais ça a été une course géniale. J’étais émue, fière, consciente de la chance que j’avais. »
Jérémie Beyou : « C’était cet hiver, j’ai participé à un championnat de match racing avec un de mes fils. C’était un moment super sympa, on a bien régaté, c’était émouvant. »
Olivier Heer : « Le Défi Azimut 2023. On a eu beaucoup de problèmes techniques. Tous nos moyens de communication et nos systèmes de navigation étaient HS. Malgré tout, on a trouvé le moyen de continuer à naviguer en utilisant des techniques de navigation traditionnelles, en analysant les nuages. Quand on a passé la ligne d’arrivée, on n’était pas sûrs de notre classement. On a découvert qu’on était dans le Top 3 des non-foilers! C’était un résultat très positif et une grosse surprise, donc c’était un finish émotionnel d’une course pleine d'émotions. En plus, j’ai terminé la course avec un co-skipper suisse, Nils Palmieri. Pour moi, c’était la cerise sur le gâteau! »
Nicolas d’Estay : « C’était pendant la dernière Transat Jacques Vabre, et paradoxalement, ça s’est passé à terre ! Alors que la première étape s’était très passée suite à une collision avec un autre bateau, pendant l’escale à Lorient, j’ai reçu un nombre incroyable de messages de soutien de la part des équipes de CAFÉ JOYEUX. J’étais un peu abattu, et leurs encouragements m’ont énormément ému. Je crois que j’en ai même pleuré ! On est repartis avec le moral à 300% et on a fait une très belle 2e étape. »
Timothé Polet : « Je pense que ma dernière grosse émotion était le départ de ma première Transat Jacques Vabre en 2021 mais je suis certain que celui de ma première transatlantique en solitaire sur The Transat CIC sera autant rempli d’émotions. » (propos recueillis avant le départ)
Ce que tu préfères en course en dehors de la compétition ?
François Guiffant : « Tout ce que peut apporter la mer comme espace de liberté. »
Isabelle Joschke : « Dormir dans ma bannette ! Parfois, c’est vraiment agréable ! Après, j’aime aussi prendre un moment de calme après une manœuvre. Je me prépare une boisson, je m’assois sur mon poste de veille et je suis ‘tranquillou’.»
Jérémie Beyou : « Le fait d’arriver en solo à gérer ces machines, de trouver les bons réglages, de les faire avancer... »
Olivier Heer : « J’aime beaucoup la solitude, n’avoir personne à vue. C’est une expérience dont peu de gens ont l’honneur de profiter. Quand on regarde l’océan qui est si vaste, ça nous fait réaliser à quel point on est petits et insignifiants en tant qu’humains. C’est toujours une leçon d’humilité. »
Nicolas d’Estay : « Le voyage, l’aventure et la liberté ! La course au large est l’une des seules disciplines où le terrain de jeu est notre planète. Aux échecs, c’est un échiquier, au tennis, c’est un court bien délimité, au rugby, c’est un terrain, même en ultra trail on doit suivre un chemin, aussi long soit il. En course au large, le terrain de jeu est illimité, et correspond au monde dans lequel nous vivons tous. On ne peut pas faire plus grand ! Il y a un sentiment de liberté immense, qui plus est lorsque nous courons en solitaire. Arriver par la mer dans un autre pays, sur un autre continent, c’est assez magique. Surtout que ce sont les Etats-Unis et New York ! Je rajouterais aussi le côté aventure : on part, mais on ne sait jamais vraiment tout va se terminer ! »
Timothé Polet : « Manger les plats lyophilisés de MX3 Nutrition. »
Que fais-tu pendant les quelques moments un peu “off” à bord ?
François Guiffant : « Je me repose, je lis un peu si je peux, ou je contemple. »
Isabelle Joschke : « Je me fais un truc à boire ou à manger, je me mets au chaud dans ma bannette et j’adore lire. Je vais acquérir une nouvelle liseuse pour en profiter plus ! »
Jérémie Beyou : « Je dors ! »
Olivier Heer : « Si j’ai un coup de blues, j’essaie de me rappeler que je ne dois pas seulement prendre soin du bateau mais de moi aussi. Donc je me fais plaisir, soit avec quelque chose de bon à manger comme des Haribo, soit de la viande séchée, l’un des mes aliments lyophilisés préférés. Je suis aussi conscient que la fatigue et les émotions sont liés, donc j’essaie de dormir. Et si ça n’a pas aidé, je contacte un ami ou un membre de ma famille à terre pour peut-être entendre une blague. »
Nicolas d’Estay : « Il y en a bien moins qu’on croit. J’ai tendance à dormir le plus possible pour engranger de l’énergie. Sur toutes mes courses transatlantiques, j’ai toujours embarqué des livres que je n’ai jamais ouvert. En revanche, j’écoute beaucoup de podcasts, ça permet d’être actif sur les réglages du bateau tout en faisant son esprit s’évader, c’est quand même important sur les longues courses ! J’écoute surtout des podcasts sur l’histoire et la mythologie. J’ai un temps pratiqué les “Affaires Sensibles”, mais tout seul de nuit, ça fait parfois un peu peur ! »
Timothé Polet : « Si j’ai de la connexion, je suis sur Tiktok, sinon, il m’arrive de dormir. »
Comment communiques-tu avec la terre (famille/team) et à quelle fréquence pendant la course ?
François Guiffant : « Un message tous les trois jours. J’essaie de rester dans ma bulle. »
Isabelle Joschke : « Avec mon équipe ou mon attachée de presse au moins une fois par jour. Avec les proches, ce n’est pas forcément tous les jours. Je peux passer plusieurs jours sans communiquer. Après avec WhatsApp, on peut communiquer plus mais ce n’est pas vraiment ce que je suis venu chercher en IMOCA. »
Jérémie Beyou : « C’est hyper variable. Avec la famille, ce sont des petits textos avec ma femme. Et on essaie de s’appeler tous les deux à trois jours. »
Olivier Heer : « Grâce à la technologie moderne de communication par satellite, on n’est jamais coupé du monde même si on est tout seul en mer. Je communique de manière quotidienne avec ma team, pour dire à tout le monde que je vais bien et partager quelques photos pour les réseaux sociaux. Je communique aussi avec mon frère, ma mère, ma femme et mes amis deux ou trois fois par semaine. On ne parle pas de voile, on papote juste. Le genre d’interactions dont tous les humains ont besoin pour rester heureux. »
Nicolas d’Estay : « Je ne suis pas un grand adepte des communications terre/mer. Je garde un souvenir assez nostalgique des courses en Mini 6.50 où nous sommes coupés du monde sans connexion satellite. Pouvoir être dans sa bulle sans devoir répondre au téléphone ou mail : quel luxe ! Ce n’est pas un hasard si certains s’achètent des cures de déconnexion. Nous, c’est un peu poussé à l’extrême, certes ! C’est pourquoi les communications sont surtout du bateau vers la terre et plus rarement de la terre vers le bateau. Le canal privilégié est WhatsApp avec ma compagne et ma famille proche. En général, j’envoie un message par jour. J’ai un frère et une compagne qui ont tous les deux fait la Mini Transat. Il y a donc une bonne culture de la solitude et une habitude de la rareté des news venant du bateau dans mon entourage. Mon frère Thomas centralise tous les flux terre-bateau et ne me transmets que ce j’ai vraiment besoin de savoir. »
Timothé Polet : « On utilise WhatsApp avec le téléphone de bord, c’est facile et efficace. »
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